Abraham Estin, médecin humaniste
 
Abraham Estin, gosse de Grodon


 

Pour comprendre la fabrique de la création du Petit-fils de Yossef qui ne jure jamais, on dispose d’un document précieux  qui est l’interview de ’Haïm-Charles Kantor, ami d’Abraham Estin et comme lui originaire de Grodno.

Cette interview que vous avez ici en téléchargement (Monsieur Charles Kantor) a eu lieu  en 1978. Abraham Estin devait avoir commencé depuis un an environ la maturation du roman qu’il acheva en décembre 1982. Il avait déjà choisi son personnage principal, Yossef, inspiré en bonne partie par un cousin à lui, Joseph Bielski. Les personnages de ’Haïm et Yossef sont aussi amis dans le roman. Partons explorer tous ces liens.

L'interview
Charles et Abracha
’Haïm et Charles
Joseph Bielski
Joseph et Yossef

L'interview

L’interview a eu lieu le 13 mars 1978, chez Charles, à Saint-Mandé (94). Elle a peut-être été précédée et suivie d’autres conversations sur les juifs de Grodno qui n’ont pas été enregistrées. Il reste une lettre datée du 9 avril 1982, où Charles envoie à Abracha des renseignements que celui-ci lui a demandés (Galerie n°36).
C’est sous le titre Monsieur Charles Kantor que j’ai trouvé, en octobre 2013, le texte  de l’interview, et je n’ai découvert son enregistrement que sept mois plus tard. Outre la joie d’entendre la voix de mon père – et la possibilité de communiquer une copie du CD aux enfants de Charles Kantor, j’ai pu bénéficier d’informations complémentaires : le texte dactylographié trouvé à l’automne n’avait pas probablement pas été fait de la main de mon père – en tout cas ce n’était pas sa machine à écrire. Dans ce qui était destiné à lui servir d’aide-mémoire, les questions qu’il avait posées à Charles n’avaient pas été reportées. Il y avait aussi un certain nombre d’ « élisions », de petites coupures visant clairement à élaguer le texte des sinuosités de l’oral. Enfin, l’enregistrement sonore restitue non seulement l’ambiance amicale de l’interview, mais les mouvements, les bifurcations de la pensée de l’intervieweur.

Charles et Abracha

Charles, ou plutôt ’Haïm de son prénom d’origine,  est né en 1910. ’Haïm et Abracha se sont sans doute connus à Grodno mais peu : Abracha, qui vécut là-bas de 1921 à 1937, avait onze ans quand Charles, alors âgé de dix-neuf, partit en France.

’Haïm Charles (1910-1987)…

Sur le plan social, l’origine de ’Haïm était modeste. Son père avait une épicerie-bureau-tabac, mais étant donné les impôts dont les Juifs étaient écrasés, le magasin ne suffisait pas à faire vivre la famille, qui comptait dix enfants, et n’aurait pas survécu sans l’aide de la parenté vivant aux États-Unis.
’Haïm s’orienta, comme son frère aîné Maurice, vers l’École professionnelle, dans l’espoir qu’un métier manuel lui assurerait au moins une sécurité matérielle (voir interview, p. 2). Mais au bout de ses trois ans de formation, il ne trouva que des emplois incertains, avec des salaires dérisoires. Maurice ayant réussi à décrocher un contrat de travail en France avec un groupe d’anciens élèves de l’École professionnelle, ’Haïm voulut suivre ses traces. En 1930, il obtint un visa étudiant, avec l’intention, en fait, de chercher du travail. Passant par Liège, il gagna Paris où s’était formée une petite colonie d’une trentaine de Grodnoniens qui se serraient les coudes pour affronter l’existence précaire des immigrés illégaux. Progressivement, à force de persévérance, ’Haïm réussit à stabiliser sa situation (obtenant un droit au travail officiel).
En 1946, ’Haïm (qui avait peut-être à l’époque déjà adopté le prénom de Charles) connut sa future femme, Suzanne, dans une association de placement d’enfants juifs dans laquelle il était « chef de service » et elle secrétaire. Le père de Suzanne était originaire du territoire de Belfort, et sa mère de Suisse.

... et la famille d'Abracha

Dans la famille Epsztejn, le père, Wolf, avait été élevé par sa mère, Dveyré, restée veuve de bonne heure avec quatre enfants (voir dans le roman, p. 179 et la suite) ; elle avait fait face avec dignité et réussi à faire vivre sa famille avec un tout petit magasin. Wolf avait commencé à travailler à la grande manufacture de tabac de Szereszewski dès l’âge de quatorze ans. Prenant des cours du soir, il se forma à la comptabilité et prit du galon dans l’usine jusqu’à devenir chef comptable avec des responsabilités assez importantes. Pendant la guerre de 1914, il fut chargé de diriger la filiale de l’usine installée par précaution à ’Kharkov, à 1000 km de Grodno. C’est là que naquit Abracha, en 1919. Vers 1927, Wolf quitta l’usine pour créer avec un associé une petite entreprise liée au travail du bois. Dans les années 30, la famille jouissait apparemment d’une modeste aisance, suffisante en tout cas pour envoyer les deux fils étudier la médecine à l’étranger. L’aîné, Ossya (né à Grodno en 1912, mort à New York en 1972), poursuivit son cursus à Prague, à Bâle et à Gênes. Quant à Abracha, après avoir été élève au lycée polonais, il partit à Bordeaux en 1937. (Voir la suite dans Repères biographiques.)

'Haïm et Charles

La modification la plus significative de la biographie de Charles est que dans le roman ’Haïm se marie avant la guerre (p. 158). Ses noces furent le grand événement de l'année : le seul parmi nous à avoir épousé une Juive de souche française ! Tout Grodno et tout Belfort assistèrent au mariage de ’Haïm et de Suzanne. Or, Charles a connu sa femme Suzanne après la Libération (Kantor, p.16). Pourquoi cette entorse de l’auteur à la vérité historique ? Dans l’interview, Charles insiste sur le fait qu'il a fallu le traumatisme de la guerre pour que les Juifs français d'origine se départissent de leur ostracisme envers les immigrés d'Europe de l'Est.
Il est probable qu’Abraham Estin aura voulu à tout prix signaler le mariage de Charles comme une manifestation d'ouverture au sein de la communauté juive – même si, en l’occurrence, seul le père de Suzanne était Français (sa mère étant Suissesse). La raison du décalage chronologique est probablement surtout narrative : dans le roman, si Yossef survit à la guerre, ce qui se passe ensuite n'est évoqué que très rapidement et tout ce qui a précédé semble avoir été aboli. Le dénouement du récit n’était pas le lieu adéquat pour évoquer ce mariage culturellement métissé.


Joseph BIelski (31 octobre 1909, Grodno - 1944 ou 45, Auschwitz).

Qui était Joseph Bielski ?

Abraham Estin dit expressément dans une autre interview que Joseph Bielski était son cousin, mais les tenants et les aboutissants de ce lien familial sont opaques. Charles et Abracha parlent de son « oncle Marszak » (Kantor, pp.11-12). En principe, il ne peut s’agir que d’Israël Zeidel Marszak (voir dans le roman pp. 59, 65, 152), le frère de la mère d’Abracha. Mais on ne voit pas de qui Joseph serait le fils. Même Shimon Stern, dernier grand gardien de la mémoire familiale côté Marszak, n’a aucune idée là-dessus, sa propre mère étant la seule des cinq filles Marszak à être venue en Europe occidentale.
Peut-être que Joseph Bielski appartenait à une branche différente de la famille Marszak – inconnue de Shimon Stern - pour cette raison il serait né et aurait grandi à Grodno, et se serait orienté vers l'école professionnelle.
Autant dire qu’on n’attend plus qu’une révélation miraculeuse pour résoudre cette énigme familiale !

Sa vie en France

D’après Charles, on sait que Joseph Bielski avait comme lui étudié à l’École professionnelle, dans la promotion le précédant immédiatement. Joseph partit en France probablement en 1929, en passant par la Belgique et vécut une existence semblable à celle de ’Haïm. Les deux jeunes gens cohabitèrent pendant deux ans et demi dans une pièce à Levallois-Perret. Plus tard, Joseph se maria avec une jeune fille originaire de Grodno rencontrée à Paris, Louba Sobol, née en 1914, qui était couturière.  Ils habitaient dans le Xe arrondissement, cité Saint Martin.
D’après les documents trouvés au Mémorial de la Shoah (Galerie n°s 23 à 28), alors que Joseph et Louba n’avaient pas obtenu la nationalité française, Anna, l’enfant qui leur naquit en 1937, fut inscrite « Française par déclaration ». Ils habitaient alors dans le VIe arrondissement.
Au début de l’Occupation, la famille était encore à Paris (voir Kantor, p. 18). Puis, à une date inconnue, ils s’installèrent dans les Bouches-du-Rhône, à Fuveau, une commune qui compte actuellement environ 9350 habitants. C’est là que naquit un deuxième enfant, Alain Jacques, qui fut inscrit comme Polonais. Toute la famille fut arrêtée et internée à Drancy le 3 mai 1944, puis déportée à Auschwitz.


Joseph et Yossef

Le lignage

À part sa naissance à Grodno, et son patronyme, on ne sait jusqu’à présent rien de la filiation de Joseph, ni de son milieu d’origine, si ce n’est qu’il serait cousin d’Abracha du côté des Marszak(Kantor, p. 11).
Or il y avait dans la réalité un décalage social important entre les Epsztejn, des artisans, et les Marszak qui vivaient dans une bourgade juive, mais étaient propriétaires d’une scierie, et dont les enfants avaient pu pour la plupart faire des études supérieures, comme le montre de façon très vivante le récit de la grand-mère (pp. 196-203).
Comme on ignore la nature du cousinage entre Abracha et Joseph, on ne sait pas si ce dernier, quoique Marszak, appartenait à une branche peut-être moins favorisée que celle des Marszak de Szczuczyn.
En revanche, les parents de Yossef sont calqués sur ceux d'Abraham Estin, l'auteur : Wolf Epsztejn (dont le patronyme n’est pas cité) et sa femme Rivtzia, née Marszak. Néanmoins, dans le roman, Wolf disparaît au moment de la guerre, il sera exécuté pour ses activités politiques au Bund – alors que dans la réalité le père d’Abracha a dû périr en 1943, en tentant de s’échapper du ghetto.

Le milieu social

De retour de ’Kharkov, la Rivtzia du roman se retrouve avec ses deux enfants à charge, et elle assure leur subsistance de son milieu, avec son travail de brodeuse. Alors qu'elle venait d'une famille beaucoup plus aisée elle entre ainsi dans une classe sociale identique à celle de ses belles-sœurs, les trois sœurs de Wolf qui étaient dans la couture (bien que ceci soit très peu explicité dans le roman).
Comme décrit plus haut (Charles et Abracha), dans la réalité, Wolf Epsztejn avait pu assurer à sa femme et à ses deux fils une vie relativement confortable dans les limites de l’époque. Mais la disparition prématurée de Wolf dans le roman fait que l’École Professionnelle paraissait la voie la plus prometteuse pour Yossef l’orphelin, comme l’explique Charles (Kantor, p. 32).
C’est ainsi que Yossef se retrouve dans une situation socioprofessionnelle analogue  à celle de Joseph Bielski et de ’Haïm Kantor. Joseph fournit au personnage Yossef son inscription dans le monde des artisans ainsi que celle de sa femme – dont la famille installée à Paris est dans les meubles, comme c’était le cas pour la femme de Bielski (Kantor, pp. 9-10).

La vie intérieure
En l’absence d’éléments d’information vraiment personnels, on ne connaît pas franchement la vie intérieure de Joseph Bielski. Mon impression jusqu’à plus ample informé – s’il vient un jour – est que Yossef, sur ce plan, doit plus à l’invention du romancier qu’à Joseph Bielski
Or je me souviens clairement avoir entendu mon père mentionner qu'il avait voulu dans son roman mettre à l'honneur la branche modeste, obscure de sa famille. Modeste car c’étaient tous des artisans, obscure parce qu’ils ont presque tous péri sans laisser de traces, sauf une nièce de Wolf Epsztejn qui avait émigré en Palestine en 1935.
D’un autre côté, si l’auteur a choisi Joseph Bielski comme modèle pour son personnage central, c’est à cause de son métier d’une part, et de l’autre parce qu’il a voulu faire connaître à son personnage la vie des juifs immigrés illégaux de l’entre deux guerres.
 




























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