Abraham Estin, médecin humaniste
 
Abraham Estin, gosse de Grodon


 

La biographie d’Abraham Estin sera davantage développée par la suite, et abondamment illustrée par une galerie de photos. Voici en attendant les grands traits de cette vie bien remplie.

- Grodno
- Des ancêtres de milieux différents
- La jeunesse d’un citoyen de seconde zone
- La guerre
- Médecin en France dans un village, puis en banlieue parisienne
- L’immigration en Israël
- L’écriture
- La maladie finale

Grodno
Né en 1919, Avram Epsztejn – Abracha pour reprendre son surnom affectueux – était originaire de Grodno, actuellement en Biélorussie. Zone frontière entre Pologne, Lituanie, Russie et Ukraine, passant de mains en mains, la région a connu des campagnes militaires sans nombre.

Pendant la Première Guerre mondiale, suivie de la guerre polono-soviétique en 1918-1920, la famille Epsztejn(1) est repliée à Kharkov, en Ukraine. Elle retournera en 1921 seulement à Grodno, dans une Pologne redevenue indépendante après cent vingt-trois années de partages.

La ville compte alors 35 000 habitants, dont 19 000 Juifs. Le pays est à cette époque multiethnique, multiconfessionnel et multiculturel,  et les Juifs y ont le statut de minorité nationale(2), mais la polonisation à outrance de l’État cristallise un antisémitisme aux crises déjà récurrentes au fil des siècles, et qui va se faire de plus en plus virulent dans l’entre-deux guerres, jusqu’à s’instaurer officiellement à partir de 1935.

Des ancêtres de milieux différents
La branche paternelle de la famille d’Abracha est socialement modeste, composée surtout d’artisans. Sa grand-mère a élevé avec dignité ses quatre enfants en tenant une minuscule épicerie achetée grâce à l’aide de la communauté juive après son veuvage prématuré. Son père, Wolf, a commencé à travailler à l’âge de douze ans dans une manufacture de tabac, progressant en autodidacte jusqu’à créer une petite entreprise de commerce du bois.

Sa mère, Rivka, née Marszak, est originaire d’une bourgade, distante de soixante kilomètres, où Abracha va parfois en vacances – un village typique du monde du shtetl(3) où les Juifs vivent presque en vase clos. La famille y jouit d’un statut social assez élevé, faisant des affaires avec des aristocrates russes. Quoique peu portés sur la religion, les Marszak aiment à rappeler que leur nom est à l’origine l’acronyme d’un rabbin érudit renommé du XVIIe siècle.

Quant à la pratique religieuse, si la grand-mère paternelle d’Abracha est stricte sur ce point, il ne semble pas que les parents d’Abracha soient trop à cheval sur les commandements : probablement ils ne mangent pas de porc et respectent les usages des fêtes majeures, mais cela ne doit pas aller bien au-delà.

La jeunesse d’un citoyen de seconde zone
Bien qu’il existe à Grodno plusieurs établissements scolaires juifs, Abracha étudie dans un lycée polonais et son meilleur camarade de classe est un catholique. L’heure de vérité sonne en 1935, quand éclate un pogrom dans la ville(4). En état de choc, Abracha entend son ami – invité chez lui comme d’habitude – lui crier avec jubilation : « Viens vite, on tabasse des Youpins !»

Exclus de la bureaucratie gouvernementale, les Juifs auraient tendance à s’orienter vers les professions libérales – notamment la médecine et le droit. Mais l’accès à toutes les facultés est de plus en plus réduit pour eux, et dans certaines est même appliqué le numerus nullus, l’interdiction complète(4). Dans les amphithéâtres, les étudiants juifs sont cantonnés à un « ghetto » de bancs réservés ; ceux qui refusent de s’y asseoir restent debout dans le fond des salles, le dos du voisin servant de pupitre pour prendre les cours.

Depuis son enfance, Abracha a la vocation de la médecine. Pour étudier, il lui faudra comme son frère avant lui, partir à l’étranger. Ossya était allé en Suisse et en Italie ; pour Abracha, ce sera la France, destination Bordeaux, en 1937. Ses deux premières années d’études confirment sa vocation, sans qu’il se prive de goûter aux charmes de la France.

La guerre
A la déclaration de la guerre, malgré son empressement à s’engager, il doit ronger son frein avant d’être mobilisé dans l’armée polonaise en France (voir vidéo)(5) – comme infirmier. Fait prisonnier dans les Vosges en 1940, il s’évade d’Épinal avec deux camarades et plus tard entre dans la Résistance. Il s’éprend d’une jeune fille française qui l’aide dans la mesure de ses moyens, mais, alors qu’il est muni des « vrais faux papiers » d’un étudiant en médecine catholique, il est arrêté et déporté à Buchenwald en juin 1943.

Six mois plus tard, à bout de forces et miné par la nécessité de mentir sur son identité, il révèle qu’il est juif à un kapo, communiste allemand, qui ne le trahit pas. Peu après, il commence à travailler à l’infirmerie (La colonne de feu), ce qui lui permet de survivre, tout en sauvant des compagnons, jusqu’à la libération du camp, en avril 1945.

Pendant ce temps, Grodno a été occupée par les Russes du 21 septembre 1939 au 22 juin 1941, puis par les Allemands. Deux ghettos ont été créés le 1er novembre 1941 : celui des « non productifs » et celui des « productifs ». Le premier est liquidé en novembre 1942, et le second en mars 1943. Le 13 mars, des affiches placardées dans tout Grodno proclament la ville Judenrein, « purifiée de Juifs »(7).

Au sortir de la guerre, Abracha apprend la mort des siens, à commencer par ses parents. Dans sa famille, si les Marszak, dont certains étaient à l’étranger, ont été relativement plus épargnés que d’autres, de la branche Epsztejn une cousine seulement, qui avait émigré en Eretz-Israel en 1935, a survécu.

Médecin en France, dans un village puis en banlieue parisienne
Porteur de ces lourdes mémoires – individuelle et collective – il reprend les fils de sa vie, se marie, a un enfant(8) et termine ses études de médecine. En 1948, il reçoit la nationalité française, sous le nom d’Abraham Estin. Si son nom perd « z » et « j », son prénom gagne un « h »(9) !

Il débute sa carrière en 1949, créant un cabinet de généraliste dans un village de l’Oise, Jouy-sous-Thelle. Son approche humaniste lui fait peu à peu découvrir intuitivement l’intérêt de la  médecine psychosomatique (« Il faut qu’on en cause, Docteur… »). En 1951, sa femme meurt à l’issue d’un cancer qu’il a accompagné en tant que médecin, ce qui le marque beaucoup. Il se remarie et, en 1958, il quitte à regret la campagne pour s’installer à Courbevoie, dans la banlieue parisienne, afin de faciliter la scolarité de ses enfants.

L’immigration en Israël  
Non pratiquant religieusement, et même agnostique, sans avoir jamais milité pour le sionisme il se rend en Israël pour la première fois en 1967, trois mois avant la guerre de Six Jours. Traumatisé ensuite par la célèbre phrase de De Gaulle décrivant les juifs comme « un peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur » (27 nov. 1967, voir vidéo)(10), il se sent trahi dans son amour pour la France et, fin 1969, il émigre en Israël.

Plutôt que de s'installer en ville, il choisit d'exercer la médecine dans un kibboutz – dont il n'est pas membre, mais dont il partage avec intérêt le mode de vie en « observateur participant » (Six ans de médecine au kibboutz). Tellement participant, à la vérité, qu’au bout de quelques années il en ressentira un effet d’usure, accentué par des problèmes cardiaques. En 1980, il décide donc de s’installer à Jérusalem, où il exerce un temps dans un dispensaire, avant de prendre sa retraite définitive.

L’écriture
En fait, à partir de 1976, son intérêt se porte plutôt sur l’écriture. Au début, il s’engage simultanément sur deux pistes très différentes : celle de la fantaisie, avec l'ébauche d'un roman dont le héros est un chien promenant son regard satirique sur la société des humains, et celle de la réflexion analytique, avec des articles sur la médecine. L'interview est un mode de rencontre qui lui plaît de plus en plus, qu'il s'agisse de médecins israéliens ou de militants du mouvement « La Paix maintenant ». Il écrit des croquis sociaux humoristiques et des récits inspirés par son expérience de médecin rattaché au service d'hospitalisation à domicile de l'hôpital d'Afula, en Galilée, dont certains sont publiés dans des journaux israéliens.

Finalement, en 1981, il se lance dans la composition d'un roman pétri de souvenirs personnels, et familiaux sans être autobiographique, Le Petit-fils de Yossef-qui-ne-jure-jamais – qui sera mis en ligne ultérieurement sur ce site. Tout en rendant un hommage direct à son oncle Israël Marszak et en faisant la part belle à la vie du shtetl, il cherche par-dessus tout à honorer la mémoire de la branche « obscure » des Epsztejn, qu’il aspire à sortir de la nuit de l’oubli.

Et cette nuit, c’est bien sûr aussi celle qu’ont connue tous ceux qui ont péri dans la tourmente de la Shoah. L’auteur rassemble toute la documentation possible sur la vie des Juifs à Grodno pendant la guerre, interviewe une vingtaine de survivants du ghetto(11) et tisse tous ces témoignages dans un « journal » fictif.

La maladie finale
Émergeant du monde infernal du ghetto, Abracha s’avise qu’il ressent de fortes douleurs dans le dos. En décembre 1982, diagnostiquant un cancer très avancé, les médecins estiment son espérance de vie à trois mois. En fait, il survit jusqu’au 25 octobre 1983. Après avoir pris ses dispositions pour être enterré sur le Mont des Oliviers, il consacre le plus clair de l’énergie qui lui reste à préparer une éventuelle édition de son roman – les éditeurs contactés au printemps ayant demandé une réduction du manuscrit, très touffu.

Jusqu’à la dernière minute, son sens de l’humour reste intact, il garde le même intérêt pour l’actualité, la même qualité de présence à chacun, dans un stoïcisme souriant.

De tous les souvenirs de mon père, celui qui me revient le plus souvent à l’esprit depuis vingt-neuf ans, c’est la leçon de vie qu’il m’a donnée avec sa réaction, dans une salle d’attente de l’hôpital, alors qu’il prenait connaissance du verdict des médecins. On peut dire que je l’aurai payé cher, d’avoir fumé !  Et d’énumérer les différents problèmes qu’il avait déjà eus. Puis, avec un sourire d’acceptation teinté de malice : Quarante ans de plaisir !

Colette-Rebecca Estin

(1) Composée alors des parents et d’un fils, Ossya (Joseph), né en 1912.
(2) En 1939, il y a  en Pologne 3,4 millions de Juifs pour 30 millions d’habitants, dont environ 70% sont des Polonais.
(3) Le mot yiddish shtetl, dérivé de l’allemand dialectal, signifie « petite ville ». Le nom de cette bourgade-ci est Szczuczyn. Évidemment ça intimide au premier abord, mais on peut tout de même arriver à le prononcer ! « Sz » = « ch » et « cz » = « tch », résultat de l’équation : « Chtchouchyne ».
(4) Voici le bilan de l’événement dressé dans Le Petit-fils de Yossef-qui-ne-jure-jamais : « Trois morts. Des blessés par dizaines. Maisons et magasins saccagés, pillés, détruits par centaines. Le travail de vies entières anéanti en quelques minutes. “Ça, un pogrom ? Ces Polaks ! Même pas capables d'organiser un pogrom convenable !” s'esclafferont les Ukrainiens. »
(5) La proportion, qui était encore de 20% d’étudiants juifs sur le total en 1928-1929, tombe à 8,2 % dix ans plus tard.
(6) En juin 1940, celle-ci comptait environ 85 000 hommes. Sur ce sujet, voir par exemple cette vidéo.
(7) En 1939, il y avait environ 22 000 Juifs à Grodno, sur 50 000 habitants. La ville est libérée par les Russes le 14 juillet 1944.
(8) La signataire de ce texte naît en septembre 1946.
(9) Comme ce fut le cas pour le patriarche Abram, devenu Abraham après avoir reçu la bénédiction divine (Genèse, 17,5)… (Les soins de l’exégèse sont laissés au lecteur…) Le frère d’Abracha, alors en Amérique, adopte le même patronyme.
(10) Pour comprendre l’impact de ce moment historique, on peut voir la vidéo.
(11) Quarante à cinquante personnes avaient survécu dans des caches, surtout grâce à des Polonais compatissants, d’autres avaient rejoint les rangs des partisans.


 


































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