Abraham Estin, médecin humaniste
 
Abraham Estin, gosse de Grodon


 

Je n’ai pas discuté de façon extensive avec mon père de son vivant sur ses intentions les plus profondes dans l’écriture de son roman. Ce que je peux en dire ici provient de remarques incidentes de sa part, de quelques témoignages qu’il a laissés par écrit ou dans des interviews, et aussi de la connaissance que j’ai du développement de sa création romanesque, à laquelle j’ai participé à partir de 1981.

Avec le recul, je discerne plusieurs lignes de force dans la construction de son œuvre.

La communauté juive de Grodno
Les lignées Epsztejn et Marszak
Les Juifs émigrés en France
Ses parents...
... Et lui-même

La communauté juive de Grodno

C’est indiscutablement le thème central de la narration, comme le montre la construction du roman, et l’auteur s’en expliquait ainsi en mai 1983 : Mon idée maîtresse tout au long de mon travail de rédaction a été de rendre facilement accessibles aux générations d’après-guerre qui ne l’ont pas connu les contours d’un univers maintenant disparu.
Pendant au moins deux ans, il se consacra à l’évocation de la période d’avant-guerre, puisant essentiellement dans ses souvenirs et dans sa documentation livresque pour dresser un tableau de la vie quotidienne et aussi des courants d’idées que brassait la population juive.
C’est dans cet esprit qu’il fera rencontrer à Yossef une série de personnages emblématiques – inspirés par des personnes réelles - et particulièrement des activistes bundistes et sionistes. Par ailleurs, il fera se dessiner en filigrane deux attitudes opposées vis-à-vis de la discrimination officielle et officieuse dont les Juifs faisaient l’objet : d’un côté, la résignation fataliste, incarnée par la grand-mère Dveyré, et de l’autre la rébellion révolutionnaire attribuée à son fils Wolf.
Et puis, bien sûr, il fallait en arriver au sort de la communauté juive de Grodno pendant la guerre, sous occupation soviétique puis nazie. Ce fut une rude étape, et dans un premier temps, Abracha sentit qu’il se brisait. Enfin, sa résolution s’affermit à nouveau, et c’est à partir de là – c’était en 1981 – qu’il se mit à interviewer des Grodnoniens qui avaient survécu au ghetto.


Les lignées Epsztejn et Marszak

Je me souviens nettement avoir entendu mon père dire qu’il avait voulu rendre hommage dans son livre à la partie modeste et « obscure » de la famille : modeste par le milieu social et obscure parce que quasiment tous avaient péri sans que personne soit là pour honorer leur mémoire. Connaissant la disparité sociale entre ses deux lignées (Repères biographiques), j’étais restée longtemps sur la conviction que son personnage devait être un Epsztejn, que je ne savais pas situer.
J’étais d’ailleurs troublée par toutes les lacunes de mes connaissances sur cette branche familiale. Il est vrai que durant les derniers mois de la vie de mon père, j’étais totalement polarisée sur ma détermination d’œuvrer à la finition et à la publication de son roman : du coup, dans mon esprit, les personnes réelles ont été reléguées au second plan par les personnages fictifs.
Pourtant, en reprenant le roman encore et encore, j’étais à chaque fois plus étonnée de constater que le texte lui-même est étrangement silencieux sur une bonne partie de la famille. Le personnage qui se dégage très nettement du côté Epsztejn, tel une icône, est celui de la grand-mère, bobé Dveyré, qui dans chaque contact avec la famille apparaît comme un modèle de discrétion, de générosité, de sagesse et d’acceptation simple et digne de son veuvage et de sa condition de juive. Mon père disait qu’il avait vécu comme une étape de grâce l’écriture du long récit qu’elle fait à Yossef et Louba de son existence passée et de la vie à Grodno avant 1914 (pp. 179-205).
Un autre membre de la famille Epsztejn occupe une place prépondérante, c’est Wolf, mais il n’apparaît que dans les récits qu’on fait sur lui : celui de sa mère, Dveyré, racontant sa vaillance au travail, sa résolution, son indépendance d’esprit, et ceux de ses compagnons de lutte politique. Wolf a certes travaillé réellement dès son adolescence à la fabrique de tabac, et fait son chemin en autodidacte, mais on ignore la profondeur de son activisme bundiste. Il n’y a qu’une seule fois où il est présenté directement (p. 91) ; c’est dans le rêve de Yossef…
Quant aux trois sœurs de Wolf, leur présence est beaucoup plus élusive. Selon le récit de bobé Dveyré, elles avaient des activités liés à l’habillement féminin (p. 189) : l’aînée  était couturière, la deuxième modiste, et la dernière confectionnait des soutiens-gorge. Le nom de la plus jeune n’est pas mentionné et on ne sait rien d’autre d’elle que son métier.
L’aînée, qui est appelée ici Yo’hké (p. 187), est la seule qui soit évoquée de façon personnelle – du moins par sa mère, bobé Dveyré. Elle avait le don d'inventer des histoires. Des histoires pleines de lumière et de rires. Dans la toute première version du roman, elle portait le nom de Dina ; elle serait restée veuve sans enfants et aurait alors habité chez sa mère.
La deuxième fille, Gruntzia, est la seule qui soit mise en scène directement dans le roman et encore, sans que les contours de sa personnalité soient très définis, mise à part sa solidarité familiale (p. 12). Son mari Leyser, en revanche, joue un rôle important, car, quoique taciturne (p. 41), il incarne pour Yossef dans son enfance et son adolescence la figure paternelle qui lui manque tant (pp. 16, 88). Gruntzia et Leyser sont déportés à partir du ghetto (p. 302).
Le couple avait quatre enfants, Joseph-l'Amputé, Hirsch-le-Bûcheur, Leyké-la-Cigarettière et ’Hayélé-la-Belle (p. 17) beaucoup plus âgés que Yossef et sa sœur. Des quatre, la seule avec laquelle Yossef s’entendait bien était ’Haya (p. 176). C’est la seule de la lignée qui ait survécu à la Shoah parce qu’elle avait émigré en Palestine en 1935. Abracha avait effectivement beaucoup d’affection pour elle et il a été proche d’elle à partir du moment où il s’est installé en Israël.
A noter que le nom Epsztejn n’apparaît pas dans le roman, peut-être parce que Yossef n’en était pas un « réellement », si on peut dire : fils de Wolf, pour la filiation, son statut socio-professionnel et son émigration en France étaient inspirés par Joseph Bielski, un Marszak – même si cette appartenance est mystérieuse (Joseph Bielski, Joseph et Yossef).
Il ne faut pas croire que tout le monde soit cité parmi les Marszak de Szczuczyn, une partie des filles ayant quitté le shtetl. Cependant, ceux qui figurent sont bien là, et tout le chapitre sur la bourgade (pp. 56-66), qui a la saveur des paradis enfantins, émane visiblement des souvenirs personnels d’Abracha.
Surtout, il y a le grand coup de chapeau accordé à l’oncle Israël Zeidel Marszak, auquel un chapitre délicieux est consacré (pp. 152-156) : pour avoir bien connu mon grand-oncle, je peux attester que son portrait est très fidèle.


Les Juifs émigrés en France

Je ne suis pas tout à fait certaine que les tribulations et les espérances d’un artisan juif émigrant illégalement en France dans les années 30 aient été en elles-mêmes les préoccupations majeures du romancier. Mais évidemment, il a suivi son personnage dans ses péripéties, et je pense qu’il s’est passionné pour son sujet au fur et à mesure qu’il conjuguait les informations directes – avec Charles Kantor -, la réflexion historique sur l’époque et la création d’une galerie de personnages crédibles et intéressants par leurs contrastes et leurs complémentarités narratives.


Ses parents...

Abraham Estin a choisi de donner à son personnage ses propres parents, plutôt que ceux de Joseph Bielski : parce qu’il en savait trop peu sur ces derniers, parce qu’ils n’étaient pas assez attachants pour fournir une matière romanesque de son goût ? Ou peut-être évidemment, parce qu’il a voulu accomplir un devoir de mémoire envers Wolf et Rivtzia ?
Et pourtant…


... Et lui-même

… Si l’auteur souhaitait sincèrement rendre hommage à sa famille, il avait en même temps, de toute évidence, envie de s’autoriser à en remodeler la structure. La plus grande des libertés qu’il a prises est de faire exécuter le personnage de Wolf pendant la Première Guerre mondiale en tant que militant politique. Dans la réalité, Wolf Epsztejn a pu être tracassé pour ses activités bundistes, mais il fut probablement beaucoup moins impliqué que son homologue fictif ; et surtout, il périt en 1943 seulement, probablement en essayant de s’enfuir du ghetto. Le roman explore donc la vie intérieure d’un adolescent qui reste attaché à sa mère tout en poursuivant la quête rêveuse d’un père enchâssé dans le souvenir qu’il a laissé.
Par ailleurs, le romancier remplace le frère aîné d’Abracha (Ossya) par la sœur aînée de Yossef (’Hayélé), tout en gardant l’essence de la relation très ambivalente qu’il avait lui-même avec son frère. Le personnage fictif de ’Hayélé n’est pas sans rappeler à mes yeux celui de « ’Hayélé la Belle », fille de Gruntzia et Leyser, telle que je l’ai moi-même connue.
Et bien sûr, abrité derrière ses personnages - réels, reconstruits ou totalement fictifs -, l’auteur se glisse dans les pages de son œuvre, avec sa vision du monde, ses réactions aux événements, ses émotions et ses élans, dont il se refusait à nous faire part directement.

 

 











 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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