La grand-mère raconte d’abord la mort accidentelle de son mari Yeyssef, en 1887. Il était portefaix, un métier peu apprécié, mais ses qualités personnelles lui valaient l’estime publique, car il ne jurait jamais ! Au moment de son veuvage, Dveyré avait déjà trois filles, et la tragédie précipita la naissance de son fils, Wolf. A dix ans, Wolf annonça qu’il voulait travailler à la fabrique de tabac, qui employait à cette époque jusqu’à deux mille ouvriers. Le directeur, monsieur Szereszewski, était un homme dur avec une « tête ouverte », vaguement paternaliste ; on le craignait, on le maudissait, et on priait pour qu’il ait une longue vie. D’abord simple commis, Wolf étudia d’arrache-pied le soir pour apprendre la comptabilité. Grâce aux promotions importantes qu’il eut à l’usine, Wolf put persuader sa mère de quitter sa boutique — elle n’accepta que pour lui faire plaisir, car sa clientèle allait lui manquer. Chargé de famille, Wolf fut dispensé du service militaire « moyennant une petite commission honnête ». Après avoir choisi des métiers pour ses trois sœurs, afin qu’elles deviennent indépendantes, Wolf trouva à chacune un mari honnête travailleur. En 1907, à vingt-quatre ans, alors qu’il était devenu second du comptable en chef de la fabrique, Wolf annonça qu’il allait se marier lui-même. D’abord, Dveyré fut effrayée quand elle apprit que l’élue de son fils, Rivtzia Marszak, venait d’une famille de « vrais grands bourgeois », faisant des affaires avec des goyim, et même des princes russes ! Sortant d’un tel milieu, sa future bru saurait-elle s’adapter à son fils, avec ses idées du Bund ? Les Marszak vivaient à Szczuczyn, un shtetl distant d’une soixantaine de kilomètres de Grodno. Le voyage pour y aller sceller les fiançailles fut toute une aventure dont l’organisation causa à Dveyré beaucoup de préoccupations. La rencontre finalement se passa bien, et malgré le décalage social entre les deux familles, Dveyré sentit qu’elle était reçue avec respect par Avraham Shimon et Éthel, les parents de Rivtzia. L’union paraissait de bon augure. Quelques mois plus tard, ce fut le mariage. Wolf offrit à cette occasion à sa mère une petite broche en or, le seul bijou qu’elle ait jamais eu de sa vie. La réception, traditionnelle, dura une semaine. Le jeune couple s’installa à Grodno dans un bel appartement où Wolf avait même fait installer l’électricité. ’Hayélé naquit, puis Yossef. Mais en 1914, peu après la déclaration de la guerre, Wolf fut arrêté comme Bundiste, tandis que Rivtzia partait à ’Kharkov avec les enfants. Quand bobé Dveyré prend la parole au seuil de la Seconde Guerre mondiale — pour transmettre à Yossef et à Louba tout ce qui a précédé — elle nourrit de sombres pensées.
Pour elle, sa vie s’est arrêtée en 1914, quand on lui a pris son fils. Depuis elle attend que Dieu la fasse venir à Lui. |
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